Le procès des vendanges de la honte en Champagne

Le procès des “vendanges de la honte” révèle l’exploitation de saisonniers en Champagne et pousse à encadrer durablement le travail saisonnier.

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Reims, juillet 2025 – C’est un procès hors norme qui s’est tenu ce mois-ci au tribunal correctionnel de Reims. Pour la première fois en France, une société prestataire intervenant dans les vendanges a été condamnée pour traite d’êtres humains, après avoir exploité une cinquantaine de travailleurs saisonniers dans des conditions jugées « inhumaines ». L’affaire, désormais connue sous le nom des “vendanges de la honte”, éclaire crûment les zones d’ombre du travail saisonnier agricole.

Chez Ohmyseason, plateforme engagée pour une saisonnalité plus juste, nous avons choisi de revenir en profondeur sur ce procès, ses implications, et les solutions nécessaires pour éviter que de telles dérives ne se reproduisent.

Les faits : exploitation de saisonniers pendant les vendanges 2023

Chaque année, plus de 100 000 saisonniers sont accueillis en Champagne pendant les vendanges, dont une majorité de travailleurs étrangers.

Face à la difficulté croissante de recrutement, certaines exploitations agricoles ont recours à des prestataires extérieurs. Mais derrière cette externalisation se cache parfois une réalité bien plus sombre.

C’est dans ce contexte que, durant l’été 2023, une cinquantaine de saisonniers — principalement originaires du Mali, de Côte d’Ivoire ou de Guinée — se retrouvent logés dans un bâtiment insalubre près de Sézanne, en Champagne.

Les conditions de vie sont indignes : sanitaires délabrés, installations électriques défectueuses, matelas posés à même le sol. L’eau manque, la nourriture aussi.« Ils nous mettent dans un bâtiment abandonné, pas de nourriture, pas d’eau, rien du tout. Et puis on nous amène […] pour faire des vendanges de 5 heures du matin jusqu’à 6 heures du soir », avait témoigné Modibo Sidibe lors du procès.
Lorsque le tribunal a demandé à Camara Sikou, comment ils avaient été traités, « comme des esclaves », a-t-il répondu.

En septembre 2023, un contrôle de l’inspection du travail à Nesle-le-Repons (Marne) confirme la gravité des faits. Elle met rapidement en lumière un système d’exploitation organisé. La société incriminée, officiellement enregistrée comme prestataire de travaux agricoles, aurait recruté ces hommes sans contrat écrit, sans information sur leurs droits, sans protection ni encadrement. Les recrutements se sont faits par le bouche-à-oreille, dans un flou juridique total, typique de certaines pratiques opaques dans le monde du travail saisonnier. Les inspecteurs constatent que les conditions de vie imposées aux travailleurs portent « gravement atteinte à leur sécurité, leur santé et leur dignité ».

Dans le même temps, quatre saisonniers décèdent dans la région, durant cette période de vendanges marquée par une vague de chaleur exceptionnelle. Si les décès n’ont pas été directement attribués aux faits jugés à Reims, les enquêteurs soulignent un manque flagrant de suivi médical et un environnement de travail potentiellement mortel.

Le verdict : une condamnation inédite

Le 18 juillet 2025, le tribunal correctionnel de Reims a condamné la gérante de l’entreprise prestataire à quatre ans de prison, dont deux ans ferme, pour traite d’êtres humains, emploi dissimulé et conditions de travail et d’hébergement indignes.Deux autres prévenus – un recruteur et un transporteur – ont écopé de peines de prison avec sursis.

Le président du tribunal a exigé la dissolution de la société Anavim, et la coopérative viticole donneuse d’ordre, la Sarl Cerseuillat de la Gravelle, cliente du chantier, a elle été condamnée à 75 000 euros d’amende pour travail dissimulé, pour avoir « fermé les yeux » sur les conditions de travail réelles des vendangeurs.Ce jugement marque une première en France.

Jamais la justice n’avait, jusqu’ici, reconnu le caractère humainement dégradant d’un chantier agricole sous-traité. Le mot “traite” n’est plus réservé aux réseaux de proxénétisme : il s’applique désormais aussi à certaines formes contemporaines d’exploitation économique.

Une pratique systémique, pas un cas isolé

Si le procès de Reims a suscité une forte couverture médiatique, il ne constitue malheureusement pas une exception. Chaque année, des dizaines de milliers de saisonniers sont embauchés dans les filières viticoles, maraîchères ou horticoles en France. Parmi eux, de nombreux travailleurs étrangers, parfois en situation irrégulière, sont recrutés via des canaux informels, des intermédiaires opaques ou des prestataires non déclarés.Les abus sont bien documentés. Une étude de la DARES publiée en 2024 révèle que :

  • 15 % des saisonniers interrogés n’avaient signé aucun contrat de travail ;
  • 25 % vivaient dans des logements insalubres ou non conformes aux normes d’hébergement ;
  • 10 % déclaraient travailler plus de 60 heures par semaine, en violation des règles du droit du travail.

Dans les faits, la réalité du travail saisonnier s’éloigne souvent du cadre légal. La sous-traitance en cascade, l’absence de traçabilité des recrutements, et la précarité administrative des travailleurs créent un terrain propice aux dérives. Ces pratiques restent largement invisibles, sauf lorsqu’un drame ou une enquête judiciaire les expose.

Et les dossiers s’enchaînent : le 26 novembre prochain, une entreprise prestataire et son gérant comparaîtront devant le tribunal de Châlons-en-Champagne, soupçonnés d’avoir hébergé une quarantaine de travailleurs ukrainiens dans des conditions indignes, eux aussi recrutés pour les vendanges de 2023.

Le logement, symptôme et levier d’exploitation

Dans cette affaire comme dans bien d’autres, la question du logement des saisonniers occupe une place centrale. Les vendangeurs exploités dormaient dans un ancien hangar sans électricité ni sanitaires, parfois directement à même le sol. Ce n’est pas seulement une atteinte à leur dignité humaine : c’est aussi un puissant outil de contrôle.Cette problématique dépasse largement le cadre du monde viticole. Elle touche aussi les travailleurs des cueillettes maraîchères, ainsi que les salariés saisonniers de l’hôtellerie-restauration, secteurs où la précarité du logement est tout aussi criante.

Un saisonnier sans logement stable est dans l’incapacité de refuser un poste, quel que soit le niveau d’exploitation. Celui qui dépend de son employeur pour un toit accepte plus facilement les conditions abusives. Et lorsqu’il est isolé, sans contrat, sans réseau ni protection juridique, la voie de la plainte lui semble souvent inaccessible.

Dans de nombreuses zones agricoles françaises, les témoignages de saisonniers contraints de dormir sous des serres, dans leur voiture ou dans des tentes de fortune restent malheureusement fréquents, malgré les initiatives et efforts menés par certaines collectivités locales.

Une responsabilité collective

Le procès de Reims soulève une question fondamentale : jusqu’où va la responsabilité de l’employeur dans l’exploitation des saisonniers ? Faut-il uniquement incriminer le prestataire de main-d’œuvre, souvent pointé du doigt, ou également le donneur d’ordre, qui sous-traite sans contrôler les conditions réelles sur le terrain ?

La justice a tranché en reconnaissant que tous les maillons de la chaîne sont impliqués. Le tribunal a notamment mis en lumière l’inaction de la coopérative, qui, en tant que donneur d’ordre, n’a pas pris les mesures nécessaires pour vérifier les conditions d’exécution des vendanges. Par ailleurs, l’absence de clauses claires dans les contrats de sous-traitance a favorisé une dilution des responsabilités, créant un terrain propice aux abus.

Cette décision rappelle que l’argument du « je ne savais pas » ne suffit plus à dédouaner les acteurs de la filière. « Lorsqu’on recrute ou sous-traite, on assume ses responsabilités. Il est urgent de professionnaliser l’ensemble de la chaîne saisonnière », souligne Pierre Porcher, Président et cofondateur d’Ohmyseason, insistant sur la nécessité d’une vigilance accrue à tous les niveaux.

Pour autant, certains acteurs, comme la CGT, estiment que les sanctions restent insuffisantes. José Blanco, secrétaire général de l’intersyndicat CGT du champagne, réclame des mesures plus radicales, notamment « le déclassement des récoltes », empêchant ainsi que des vendanges entachées d’exploitation puissent servir à produire du champagne.

Enfin, fait notable dans ce procès, le Comité Champagne — représentant plus de 16 000 vignerons, 130 coopératives et 370 maisons de Champagne — s’est porté partie civile, traduisant la volonté de la filière viticole de s’impliquer dans la lutte contre ces pratiques inacceptables.

« Nous nous devions de nous tenir aux côtés des victimes. On ne joue pas avec la santé et la sécurité des saisonniers. On ne joue pas non plus avec l’image de notre appellation », a réagi lundi le Comité Champagne

Des solutions existent et Ohmyseason en fait partie

Si les constats sont sévères, les pistes de solution sont connues, souvent simples à mettre en œuvre :

  • Encadrer les prestataires : Les donneurs d’ordre doivent exiger des documents clairs : contrats, listes nominatives, attestations d’hébergement. La mise en place de chartes de sous-traitance permettrait de mieux définir les responsabilités.
  • Mieux loger les saisonniers : Plusieurs collectivités expérimentent des solutions de logement encadré, en lien avec des associations comme Le Logis des Travailleurs Saisonniers. À coût réduit (dès 50 €/mois), elles garantissent un hébergement digne et vérifiable.
  • Recruter de manière transparente : Utiliser des plateformes spécialisées, comme Ohmyseason, permet d’éviter les dérives des groupes Facebook ou du bouche-à-oreille, où les arnaques sont fréquentes.
  • Former les employeurs : De nombreux exploitants agricoles ne connaissent pas l’ensemble de leurs obligations. Des kits RH, des accompagnements pratiques, ou encore des formations peuvent combler ces lacunes.
  • Multiplier les contrôles : Les inspections du travail doivent être renforcées durant les pics saisonniers. Certaines zones rurales échappent encore largement à tout contrôle administratif.

Chez Ohmyseason, nous militons pour une saisonnalité plus vertueuse, à la fois pour les recruteurs et pour les saisonniers. Cela passe par :

  • la vérification systématique des recruteurs et des conditions proposées ;
  • la mise en avant d’offres avec logement identifié ;
  • le suivi des missions et l’assistance en cas de litige ;
  • la lutte contre l’intermédiation opaque et les sous-traitants douteux.

“Ohmyseason, ce n’est pas une simple plateforme d’annonces. C’est un outil de transformation. Nous voulons rendre visibles les bonnes pratiques, accompagner les employeurs vertueux et rendre l’exploitation impossible.” — Pierre Porcher, Président d’Ohmyseason

Ce procès fera date. Il a posé un mot précis sur une réalité longtemps tue : le travail saisonnier peut devenir une forme moderne d’esclavage, dès lors qu’il échappe à tout contrôle.Mais il peut aussi être une opportunité de repenser nos modèles. Car la saisonnalité peut être attractive, structurée, enrichissante – à condition d’être encadrée.Ce n’est pas qu’un enjeu agricole. C’est un enjeu de société.